« Vous avez vu les journalistes français? »
La question est sur toutes les lèvres en ce 23 décembre à Mogadiscio. En fait de « journalistes français », c’est toute l’armada du «Grand raid» qui a fondu sur la capitale somalienne encore engourdie par la sieste, pour l’émission diffusée le 13 janvier. Sept « Visa 4x » bariolées et un « Pinzgauer » en convoi, escorté par une voiture de la Sûreté nationale, ça se remarque dans une ville à moitié paralysée par une sévère pénurie d’essence.
Que font-ils? Ils tournent des films pour la TV. Au fil des jours, on en saura plus: ils sont partis de l’Afrique du Sud il y a six semaines, ils font presque le tour du monde. Bon public, pas contrariant, les Somaliens trouvent ça très bien, tout en se demandant combien ça coûte. Les contacts entre population et « raiders » se limiteront d’ailleurs au strict nécessaire, c’est-à-dire aux impératifs de l’opération: produire un film (parfois un second de réserve) par semaine, plus une cassette de « récit d’étape » sur les aléas du voyage. C’est dire qu’aux repas les concurrents parlent choix de sujet, plan de montage et images rayées (on dit « scratchées ») plutôt que du pays traversé.
Et nos Suisses, là-dedans? Ils vont bien, merci pour eux. Le plus frustrant, admettent Alexandre Bochatay et Alain Margot, c’est de passer si peu de temps dans chaque pays. Opinion partagée par tous les concurrents.
« Mais on pensait que ce serait plus facile de trouver des sujets. On passe beaucoup de temps en voyage, sur des pistes défoncées. Dans la Course autour du monde, les participants avaient un ‘parrain’ dans leur pays, qui préparait le terrain, prenait des contacts, filait des tuyaux. Nous pas. »
Les sujets se lèvent donc sur place, à la va-vite, sur la base d’une documentation… inexistante. Dans le meilleur des cas, les concurrents ont une amorce d’information ou un numéro de téléphone. « Contrairement aux apparences, on est moins encadrés, malgré une infrastructure beaucoup plus lourde. »
En trois ou quatre jours, il faut pêcher une idée, tourner, sonoriser, faire le duplex son avec Paris, vite finir les séquences de raccord, boucler le plan de montage qui sera effectué à Antenne 2 (à l’insatisfaction générale des auteurs). Et surtout, comme le leur a répété Jacques Antoine, le papa du jeu, ne pas refaire la « Course autour du monde ». Permission de fiction.
Les Suisses ne se l’ont pas fait dire deux fois et ont inauguré le genre au Zimbabwe. Résultat: derniers du classement. Ils ont pourtant décidé de remettre ça en Somalie, remettant en scène leur personnage-caméléon de Rackham le Gum. Jeu dangereux, mais qui permet de contourner la difficulté, de trouver des comédiens du cru (puisque c’est l’un d’eux qui joue) et, accessoirement, de pallier au manque d’information sur la région.
L’avis du jury ne semble pas les tourmenter, pas plus que les autres équipes: « A Paris, ils sont à côté de la plaque. Eux, ils entretiennent les références à la ‘Course autour du monde’, ils manquent de fantaisie, ils sont complètement coincés. En plus, ils aimeraient qu’on ait davantage l’esprit de compétition, qu’on fasse monter les enchères. Mais, entre nous, l’esprit chauvin est plutôt faible, on s’entend bien. »
Car vu de Paris, « Spécial grand raid » c’est d’abord une opération de show-business destinée – entre autres – à regagner de l’audience sur le film du dimanche soir de TF1, et les concurrents le savent bien. « On est des employés de la TV comme les autres« , constatent Alain et Alexandre, satisfaits pourtant d’être des employés qui font le tour du monde.
Le « Grand raid » joue d’ailleurs parfaitement le jeu, dramatisant les conditions du voyage, rajoutant du piment à l’occasion. Ainsi, Didier Régnier, le présentateur qui accompagne le périple, annonce de Mogadiscio que les équipes « viennent d’arriver, crevées, nous n’avons même pas eu le temps de nous doucher avant la transmission! ». Les pauvres.
En fait, nos valeureux aventuriers sont arrivés la veille et ont passé la nuit à l’hôtel. Aventuriers? Oui, mais point trop n’en faut, TV oblige. Alors qu’il n’y a plus une goutte de carburant dans les stations, alors que le litre d’essence se négocie au marché noir à 16 francs suisses (le dixième d’un salaire mensuel moyen), le « Grand raid » entame sa réserve de 2800 litres, octroyés par l’armée au tarif officiel (1,30 le litre): l’affaire a été conclue en septembre déjà par un éclaireur éclairé.
Et comme l’aventure, même balisée, coûte cher, les concurrents portent déjà toute une série de produits frappés au sigle de l’émission (habits, lunettes, bagages) qui seront commercialisés sous peu. Sans compter les Visas dont une série limitée est prévue, dans la version « Grand raid ».
Que garderont les Somaliens du passage de ce commando de boy-scouts télévisés? Une opération de relations publiques pour le gouvernement, l’étonnement teinté d’amusement pour le badaud. « Mais, ironise un réalisateur de la TV locale, ces gens tournent des films à leur propre sujet, parlent de leur propre travail, s’intéressent à leurs propres problèmes. Cela ne nous concerne pas beaucoup.«
Michel Bührer
L’Illustré (hebdomadaire suisse)
26 janvier 1985
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